Il n’existe que relativement peu de mots exclusivement normands.
Bingue/bingot, vâtre, vigne/vignot/vignon…
En fait les parlers de Normandie partagent souvent leur vocabulaire avec d’autres idiomes, soit à une même époque, soit à des époques différentes.
Ainsi, certains termes utilisés anciennement en français ont pu tomber plus ou moins en désuétude cependant qu’ils restent vivants en Normandie :
endêver, maronner, gandin, braies, lochi(er), quérir (qu’ri), se cati, vimbelet (ancien frçs Guimbelet).
A contrario, d’autres termes purement normand, ou normanno-picards, ont pu être empruntés par le français, éventuellement d’autres parlers, (avec ou sans déformation) et être en usage dans deux, ou plusieurs, entités linguistiques en même temps. Ainsi : biche, caillou, galoche, cassette (cassetyi), caboche, colimaçon (calimachoun), catimini (catéméti), girouette, hanter, crevette, homard, plus de nombreux termes de marine : bord, brai et brayer, cape, étrave, havre (hablle), houle, vague, varech, pieuvre…
Beaucoup de termes en normand n’acquièrent, en réalité, leur spécificité que par leur forme phonétique. Le traitement phonétique spécifique est donc un élément important de la différenciation, même si ces caractéristiques phonétiques elles-mêmes ne sont pas toujours nécessairement uniques et propres à la Normandie (comme le traitement du c ou du g suivi de a qui se prolonge en domaine picard et même au-delà).
Si le normand n’a pas nécessairement de vocabulaire spécifique, le traitement phonétique différent d’un même étymon commun peut engendrer la différence (on pourrait dire la même chose d’ailleurs de langues nationales comme par exemple le français par rapport à l’italien).
On peut citer :
- Cardroun (chardon), couaer (couver), gar (jar), gaumbe (jambe), rachène (racine), chendre (cendre), trachi (tracier), machoun (maçon), mei (moi), treis (trois), bouès (bois), brit (bruit), li (lui), nuure (nuire), barryire (barrière), vi (gui), vêpe (guêpe), varou (garou), vipilloun (goupillon), revan (regain), vé ou vey (gué)…etc.
On peut aussi les différencier et/ou par leur(s) acception(s) :
biche (chèvre), quenâle (enfant), cachi (chasser mais surtout conduire, diriger… des baêtes), affrountaer (tromper), supportaer (vêler après son terme), cache et cachette (petit chemin creux), craqui (être vaniteux), guettyi (regarder), prêchi (parler principalement normand)
Un autre point essentiel qui sert à établir leurs caractéristiques, et donc à différencier les langues, c’est leur morphologie. Or des différences apparaissent nettement en normand quant à sa façon de traiter le nombre, le genre, certains pronoms, la conjugaison… etc.
Par exemple :
genre féminin : bole, radis, crabe, enterrement, cauntique, pouèsoun – freid – ergent – âge – gens (tjs. pl.)…Mais masculins : rigolisse (réglisse) – gâonisse (jaunisse)nombre : au singulier, de la légueume, du frit, du peissoun, du maqueré, (piqui) de la salade…marchi la terre = mesurer (construction transitive, or construction intransitive en français : marcher sur le sable)se dormin est une forme pronominale = dormiri m’ennin paé d’aveu vouos (forme impersonnelle).s’en veni(n)…etc.
C’est également la même chose quand on veut bien étudier attentivement la syntaxe (grammaire). Ainsi l’expression de la conséquence, du temps, ou encore la construction de la proposition subordonnée relative, pour ne citer que ces cas, laissent bien apparaître des particularismes.
Enfin, l’essentiel, (qui fait qu’aucune langue ne saurait se réduire au dictionnaire et à la grammaire) et sans doute le plus difficile, qui ne s’acquiert que par la pratique de la langue, au contact de ses détenteurs, réside dans les tournures, caractéristiques, et que seul l’usage peut justifier et satisfaire.
Ainsi, un Normand dira :
Devaunt qué de parti au lieu d’avant de partir – Le hammé y ioù qué je restouns au lieu de : le hameau où nous habitons – des milles dé baêtes au lieu de : des milliers de bovins – La semanne passaée et la semanne qui vyint au lieu de : la semaine dernière et la semaine prochaine.
Il distinguera, comme le font l’anglais ou l’allemand, la tchuusène (la pièce) de faire à mouoji (faire la cuisine = le repas).
De même qu’il distinguera pour traduire le français « aujourd’hui » : le trava d’anhyi (le travail à effectuer aujourd’hui, dans la journée) des ouvryis d’achteu (les ouvriers du temps présent, de notre époque). Ce qui fait qu’à la radio : anhyi, no-z-écoute des caunchouns d’achteu putôt que des caunchouns d’âotefeis. Sur le marché, il ne dira pas que « les légumes sont hors de prix » mais que « la légueume est copaée de pris« … – Et Dauns byins des coups i s’sait venin me trachi se traduira par : ordinairement, dans une telle situation, il serait venu me chercher.
En conclusion. Bien sûr, ce qui est différent entre deux langues peut être commun à deux, voire plusieurs autres. C’est en quelque sorte l’addition des différences rassemblées au sein d’une même langue qui crée sa spécificité. On pourrait considérer que la phrase suivante illustre ce propos pour le normand : La catte neire cache eun vêpe dauns le hâot du gardin : d’où vyint qu’o grimpe sauns brit sus eune braunque du vuus poumyi (La chatte noire pourchasse une guêpe au fond du jardin : c’est pourquoi elle grimpe sans bruit sur une branche du vieux pommier).
La linguistique nous apprend que si les langues sont comparables c’est qu’elles sont différentes malgré leurs ressemblances. Et c’est pourquoi on se doit de les préserver pour respecter la diversité.
Pour une reconnaissance de nos parlers
Si l’on veut entreprendre une défense de nos langues régionales c’est bien pour tenter de sauver ce qui existe encore ou, à défaut, ce qui a existé jusqu’à une époque récente. On se doit de le faire dans le respect de son usage, de ses spécificités, de son originalité, et en lui conservant donc ses particularismes. On ne peut prétendre à une reconnaissance sans une connaissance préalable.
Chercher à défendre une langue en ignorant l’usage qu’en font sur le terrain, en situation, des locuteurs journaliers pour lui substituer une forme artificielle faite d’emprunts lexicaux et grammaticaux à un autre idiome est une aberration. D’autant que, s’il s’agit en l’occurrence d’emprunter à la langue dominante (le français) c’est offrir à ceux qui prétendent que le « patois » (le normand) n’est que du français déformé, la trop belle opportunité de le démontrer. Quant à vouloir ignorer ou se débarrasser des diversités et des caractères locaux qui composent au demeurant cette langue régionale pour chercher à imposer à tous une « langue moyenne », koiné ou volapük, c’est tout bonnement chercher à instaurer une sorte d’ « esperanto » régional dont le succès est loin d’être certain. Pire, c’est vouloir pratiquer, au niveau régional, la même politique jacobine de nivellement que l’on condamne, au travers de notre revendication, au niveau national.
Afin d’être vraiment crédible, le mieux ne serait-il pas de pratiquer régulièrement, voire journellement, ces « parlers », de les partager avec ceux qui en sont les derniers et les réels détenteurs plutôt que de se contenter d’en faire un objet de spectacle en les rangeant derechef dans une vitrine du musée des illusions perdues ?
Sauver nos parlers : pour quoi en faire ?
Car il ne s’agit pas seulement de se donner les moyens de sauver nos parlers ; encore faut-il appréhender clairement les finalités d’un tel sauvetage.
Vise-t-on à leur conserver un usage vivant ou au contraire à restreindre cet usage de telle façon que l’on se trouvera peu ou prou en présence de langues mortes ?
Autrement dit, peut-on se satisfaire par exemple d’une pratique plus ou moins conventionnelle dans le cadre de réunions festives et/ou associatives (animations folkloriques, veillées littéraires, soirées théâtrales ou musicales, etc.) ?
Et comment expliquer que ce soit en grande majorité (et ce, pas seulement en Normandie) des personnes qui n’ont pas de pratique naturelle et spontanée qui militent avec le plus de passion pour la défense de ces parlers ?