L’orthographe normalisée

Principes :

Toute langue qui veut accéder à l’écriture doit savoir se doter d’un système graphique cohérent, commun à ceux qui veulent communiquer par ce moyen, et si possible simple et pratique pour devenir usuel.

Il n’est pas pensable, il n’est surtout pas souhaitable que chacun recoure à son propre système de conventions ou pire à une absence de conventions. Il est difficile de s’y reconnaître si chacun écrit différemment la même chose et, à plus forte raison, si une personne l’écrit elle-même de plusieurs manières différentes au cours d’un seul texte.

Passer de l’oral à l’écrit ne consiste pas non plus à transcrire phonétiquement et « musicalement » sur le papier (ou tout autre support graphique) les variations, les intonations et le débit de la voix (on possède pour ce faire des moyens techniques plus appropriés et plus fiables). Il faut savoir éviter les excès d’apostrophes et de lettres euphoniques qui, cherchant à rester fidèles à l’oral, ne font finalement que le défigurer encore plus.

Cependant, on ne peut ignorer toutes les variantes bien réelles que décline le normand dans son unité apparente ou supposée. Le tout est donc de pouvoir se servir d’un système cohérent suffisamment souple pour s’adapter à l’ensemble tout en permettant de respecter les traits caractéristiques essentiels à l’identification éventuelle de la région d’origine.

Le tout est donc de pouvoir se servir d’un système cohérent suffisamment souple pour s’adapter à l’ensemble tout en permettant de respecter les traits caractéristiques essentiels à l’identification éventuelle de la région d’origine.

C’est sur ces principes que Fernand Lechanteur imagine, dès la fin des années 1940, un système d’unification et de rationalisation de l’orthographe pour écrire en normand. Mais il ne s’agit donc pas, comme ont pu le penser certains, d’unifier, au travers de ces conventions, les divers parlers de Normandie qui doivent, au contraire, pouvoir y présenter et conserver leurs variantes phonétiques comme lexicales ou grammaticales locales. Ainsi : douner, dounaer, douno – graund, graind – câoches, caêches – héreng, héleng, hétheng, héïeng – cachi, cassi, etc.

« Nous pensons[…] que l’on peut tendre à l’aménagement d’un langage écrit pour d’assez larges territoires, mais que l’on ne peut valablement œuvrer dans ce sens qu’en se fondant sur une étude préalable très poussée. » (Fernand Lechanteur : Nos désirs et nos buts, P.T.P.N. n°1, Saint Michel 1968)

Avec la petite équipe des fidèles qui ont pris l’habitude de se réunir régulièrement autour de lui, il perfectionne ce système et le met en pratique pour la première fois à l’occasion de l’édition des Œuvres choisies de Louis Beuve. « C’est pour essayer de mettre un terme à ce désordre qu’à l’occasion de l’édition des Œuvres de Louis Beuve, chez Jacqueline à Saint-Lô en 1951, une petite équipe s’est efforcée de créer pour le Cotentinais une orthographe intelligible aussi ordonnée que possible et assez souple pour recouvrir tant bien que mal les variétés de nos patois locaux. […] Bien entendu nous ne chercherons pas à imposer cet usage à nos amis cauchois ou ornais… » (Fernand Lechanteur : Nos désirs et nos buts, P.T.P.N. n°1, Saint Michel 1968)

 

ganache001Depuis, ces principes ont été repris, ce système a été complété et perfectionné par des membres de PTPN et surtout au sein de l’UPNC à Cherbourg. L’UPNC à qui, en août 1988, sera décerné le Prix Littéraire du Cotentin précisément pour ses travaux sur cette graphie et ses applications dans la publication de Ganache, lé vuus pêqueus, la dernière œuvre de Côtis-Capel co-fondateur de ces deux associations.

 

Généralités : quelques repères de lecture

  • h se prononce avec une expiration plus ou moins forte qui le fait tendre vers [R].
  • qu devant –e, -i et –y se prononce [ky – ty ou tch] selon les aires et/ou selon l’âge des locuteurs.
  • gu devant –e, -i et –y se prononce [gy – dy – dj] selon les aires et/ou selon l’âge des locuteurs.

Très rarement, dans ces cas, qu ou gu peuvent conserver leurs valeurs [k] [g] (p.ex. Barfleur).

  • -ill- se prononce comme en frçs [y].
  • Dans bll – cll – fll – gll – pll, les -ll- se prononcent entre [ly] ou [y].
  • -mm- ou -nn- notent une nasalisation plus ou moins importante.
  • -ei se prononce [é], -eî de même, avec en plus une légère diphtongaison.
  • se prononce, -e ne se prononce pas et s’élide donc.
  • -eu et -eû se prononcent entre [eu] du frçs « jeu » et [u] du frçs « lu ».
  • – aum, -aun se prononcent comme un [an] dans lequel viendrait se combiner un [on].

Les variantes -aim, -ain se prononcent comme un [an] dans lequel viendrait se combiner un [in].

  • – âo -aê – aé – aè – aer se prononcent en une seule émission combinant les deux sons avec un accent tonique sur la première voyelle.

Quand ils ne sont pas suivis d’un -e :

  • -oum, -oun se prononcent comme un [o] bref suivi d’un [on] long.
  • -eun est plus ou moins prononcé comme un vrai [œ] nasal (p.ex. comme brun et non brin).
  • -yin note un [i] plus ou moins diphtongué en semi-nasale.

Exemple de texte remis en orthographe normalisée : La poumade à Liénor, Chroniques normandes de Jean Tollevast, 1941 :

Texte original

Dans eunne grand paôsitioun de tcheu nous, tcheu les Taillepid, y avait eun vus journalyi gourmand coumme eunne bourre et qui ramassait tout chenna qui trouvait sus sans qu’min, mageine biein pour qu’ cha n’se perde. Eun sé d’hivé, coumme man Liénor, ch’était san noum, v’nait d’finin sa journaê, coumme il allait s’ n aller, n’avisitit pé eun couépiau d’burre, d’eune demint livre. S’craiyant tout seu, y l’rappit biein vite et l’muchit sous san capet.

Texte normalisé

Dauns eune graund pôsitioun dé tcheu nouos, tcheu les Tâlepyid, y avait eun vuus journalyi gourmaund coume eune bouore et qui ramassait touot chenna qu’i trouvait sus sen quemin, magène byin pour que cha ne sé perde. Eun sei d’hivé, coume men Liénor, ch’était sen noum, venait de finin sa journaée, coume il âlait s’ ‘n âlaer, n’avisit-i paè eun couêpiâo de buurre d’eune démîn livre. Se créyaunt touot seu, i le happit byin vite et le muchit souos sen capé.

 

Traduction

Dans une grande ferme de chez nous, chez les Taillepied, il y avait un vieux journalier aussi gourmand qu’un canard et qui ramassait tout ce qu’il trouvait sur son chemin, probablement pour éviter que cela ne se perde. Un soir d’hiver, comme mon Éléonore, c’était son nom, venait d’achever sa journée, comme il allait s’en aller, voilà-t-il pas qu’il aperçut un morceau de beurre d’une demi-livre. Se croyant seul, il s’en empara bien vite et le dissimula sous son chapeau.