Principales manifestations phonétiques en normand
Charles Joret, né à Formigny dans le Bessin en 1829 auteur d’un Essai sur le patois normand du Bessin, démontre dans son ouvrage « Des caractères et de l’extension du patois normand » (1883) l’existence de la frontière linguistique qui distingue les parlers du nord de la Normandie de ceux du sud. Cette frontière, appelée « ligne Joret », intéresse avant tout l’évolution phonétique du c et du g latins devant -a. Englobant les îles anglo-normandes, elle pénètre sur le continent à Bricqueville-sur-Mer, coupe le département de la Manche horizontalement à la hauteur de Percy, longe la frontière sud du département du Calvados de quelques kilomètres à l’intérieur, traverse l’Eure en laissant l’Orne au sud et suit les limites de la Seine-maritime pour se prolonger au travers de toute l’Europe du Nord jusqu’à la mer Baltique. La ligne Joret est accompagnée dans son parcours par deux autres frontières linguistiques qui parfois se confondent pratiquement avec elle : celle du traitement du c suivi d’un -e ou -i latin (voire d’un -c intérieur suivi d’un yod ou d’un -t précédé d’une consonne suivi d’un yod), et celle du w germanique à l’initial ou du v initial de mots latins introduits tardivement. Pour faire simple disons que ces lignes tracent les limites de la Normandie qui dit quemin, fourque, gardin, vergue de celle qui dit « chemin », « fourche », « jardin » et « verge », de la Normandie qui dit chendre, rounche, machoun et forche de celle qui dit « cendre, « ronce », maçon » et « force », enfin de la Normandie qui dit vey, viquet ou varou de celle qui dit « gué », guichet » et « garou ».
Une seconde frontière linguistique concerne le é long ou le i bref du latin qui ont donné vers la fin du VIIIe siècle une diphtongue –ei. En Normandie et dans les provinces de l’Ouest cette diphtongue, au lieu d’évoluer et d’aboutir après de nombreuses transformations à [wa] ou [wâ] (écrit oi) comme c’est le cas en français contemporain, s’est réduite à -é ou -è dès le XIIe s. C’est cette prononciation que nous connaissons donc en Normandie encore de nos jours et que nous avons choisi de noter -ei comme dans les textes du Moyen-Âge. Mei (moi), creire (croire), peire (poire), étreit (étroit), peissoun (poisson), leisi (loisir)…
L’aire linguistique sur laquelle s’étend ce phénomène qui couvre largement la Normandie (il y englobe pratiquement toute la zone normanno-picarde mais également les régions au sud de cette zone) n’est cependant pas propre à notre province : elle est commune à tout un ensemble linguistique de l’Ouest. En Normandie cette frontière linguistique prend naissance sur la côte, à mi-distance de Dieppe et d’Eu, s’incurve vers le sud-ouest en englobant très largement Rouen et, laissant à l’est l’Aigle, passe à l’est d’Évreux puis plonge vers le sud-ouest pour couper les confins de l’Orne à l’est d’Alençon.
Un autre phénomène englobe la presque totalité du territoire normand et forme également une frontière linguistique à l’est : cette ligne de partage chevauche celle du -ei et se trouve même dans sa partie sud encore plus à l’est (voir carte). Sous l’action du -r, dans les syllabes en -ar, le -a devient -é : argile : erguile, argent : ergent, charger : chergi, tarder : tergi, marquer : merqui…
Cette transformation phonétique va d’ailleurs favoriser les palatalisations « secondaires » du -c et du -g qui seraient restés durs devant -a. Par exemple : carbone>carbon puis querboun (tyerboun / tcherboun).
Le normand est une langue romane.
Comme le français, dont il est une langue sœur, il provient essentiellement du latin parlé en Gaule après la colonisation romaine. En cela il appartient à la grande famille des langues romanes comme l’italien, l’espagnol, le roumain qui, avec le français, ont cet ancêtre commun. C’est aussi le cas de beaucoup de langues régionales, comme lui, qui cohabitent sur les territoires de ces langues nationales et que l’on qualifie, à cause de cela, de dialectes. Le normand n’est donc pas, comme beaucoup de gens le croient, du « français déformé » mais plutôt du « latin déformé », mais déformé d’une autre manière que le français. Historiquement donc, le normand procède de règles de transformations phonétiques différentes de celles du français bien qu’elles s’appliquent à un substrat commun : le latin.
Dans le domaine roman de France, il appartient aux langues d’oïl. Le domaine d’oïl, situé grosso modo au nord d’une ligne Poitiers-Grenoble a subi l’influence des invasions germaniques du Ve s. qui touchent le Nord de ce qui deviendra la France : on peut parler d’une différence de substrats.
Or, le saxon, le « franc » et le scandinave appartiennent à cette même famille des langues germaniques. On peut donc remarquer que l’on assiste à un renforcement successif d’un processus instauré dès le IIIe s. et que cela va contribuer à accentuer les différenciations du normand au sein des langues romanes et même au sein des langues d’oïl. (particulièrement, mais non exclusivement, dans le vocabulaire, dans les anthroponymes et les toponymes et aussi parfois dans le traitement phonétique).
Le français, lui-même langue d’oïl, avant de devenir langue nationale, est passé par cette étape de langue parlée uniquement dans une partie du territoire, dans une région.
Le normand est une langue régionale
C’est-à-dire qu’à ce titre il n’a pas bénéficié, au cours de son histoire, de vastes facteurs centralisateurs et unificateurs, à l’instar, par exemple, de sa langue sœur le français qui est devenu la langue reconnue, langue du pouvoir politique et, partant, de l’administration, de l’enseignement et de la culture à l’intérieur des frontières nationales, voire au-delà.
Ceci explique pourquoi les différences qui existent en français, ne serait-ce que dans la « francophonie », sont plus ténues et peuvent éventuellement passer inaperçues, alors qu’à l’intérieur d’une région comme la Normandie, des différences, des « variantes » apparaissent dans un domaine linguistique dont les grandes lignes structurelles laissent pourtant nettement apparaître une unité fondamentale au milieu de ces diversités. C’est pourquoi il n’est nullement stupide d’évoquer la présence de « parlers » au sein d’une « langue régionale normande » ou, si l’on préfère, d’une entité linguistique normande. Cependant, prétendre à leur unification en un coup de baguette magique, serait faire preuve d’ignorance quant aux rapports complexes qui se doivent d’exister – ne serait-ce qu’entre histoire, pouvoir, sociologie et linguistique – pour espérer y parvenir… plus ou moins imparfaitement.
« Le premier défaut provient essentiellement du fait que, pendant tout un siècle, de la meilleure foi du monde, les chercheurs croyaient plus ou moins confusément qu’il existait, ou, à tout le moins, qu’il avait existé, à un moment donné, un langage proprement normand (ou bourguignon ou picard ou poitevin), langage inscrit, en ce qui nous concerne, en une merveilleuse unité à l’intérieur de nos frontières traditionnelles et intelligible de la pointe de la Hague à Verneuil-sur-Avre et du Tréport au Mont-Saint-Michel. Ignorant trop souvent que, d’une part, les langues parlées sont en évolution continue, surtout en période d’inculture, d’autre part que des langues écrites sont des élaborations lentes par les écrivains et les scribes des chancelleries des princes conquérants, nos braves chercheurs semblaient croire à des langues pures, d’essence quasi divine et intangible. D’où ces multiples « dictionnaires du patois normand » […]
Trop de gens encore de nos jours parlent « de vrai patois », croient que les patois de chez nous sont de l’ancien français, que les Canadiens parlent le normand etc. confondant ainsi peut-être ce qu’ils souhaitent secrètement c’est-à-dire une relative unité de langage et la réalité, qui est émiettement linguistique, que cela plaise ou non.
Nous pensons, nous, que les deux idées sont conciliables et que l’on peut tendre à l’aménagement d’un langage écrit pour d’assez larges territoires, mais que l’on ne peut valablement œuvrer dans ce sens qu’en se fondant sur une étude préalable très poussée. »
(Fernand Lechanteur : Nos désirs et nos buts, P.T.P.N. n°1, Saint Michel 1968)
Le normand peut présenter des points communs avec le français mais également avec d’autres langues régionales ou nationales. Ainsi on pourra établir des comparaisons avec des langues germaniques ou scandinaves qui ont pu, plus ou moins, marquer le cours de son histoire, de même que l’on pourra y détecter des héritages celtiques. Mais, même si certaines influences ont pu renforcer quelques traits de notre langue voire faire naître des modes linguistiques très remarquables, il n’empêche que les processus de différenciation de la langue sont, pour l’essentiel, antérieurs à l’arrivée des Francs et bien sûr à celles des Scandinaves auxquels on doit pourtant le nom de notre province et de ses habitants.